Top 3 décisions de la Cour de cassation
L’année 2022 venant à peine de commencer, la saison invite inévitablement à se retourner sur l’année écoulée et à faire un bilan. D’autant que les prochaines nouveautés – que l’expérience nous fait désormais au moins autant craindre qu’attendre – ne devraient pas arriver avant que l’élection présidentielle ne soit passée.
Quoi qu’il en soit, établir une revue de jurisprudence détaillée de l’année 2021 ne serait pas possible dans le format de cette chronique. C’est pourquoi nous proposons simplement, juste avant l’ouverture des J.O., un « top 3 » 2021 des décisions de la Cour de cassation.
Ces trois décisions ont en commun, selon nous, d’une part, d’avoir remis un peu d’ordre dans la pratique des baux commerciaux et, d’autre part, de se rattacher, chacune, à l’un des trois grands bouleversements que nous lui connaissons depuis l’entrée en vigueur de la loi n° 2014-626 du 18 juin 2014 dite Pinel, à savoir :
1- Premier bouleversement (légal) : la loi Pinel elle-même. Plusieurs décisions intéressantes et dont la solution n’était pas forcément intuitive – concernant notamment son application dans le temps – ont été rendues, mais nous retiendrons l’arrêt de la cour de cassation du 23 septembre 2021 (n°20-17.799[1]) consacrant la possibilité pour le propriétaire bailleur de conclure une promesse de vente sur son bien sous condition suspensive de la purge ultérieure du droit de préférence d’ordre public du locataire commercial instauré par l’article L.145-46-1 du code de commerce.
En 2018, la cour de cassation avait suscité des interrogations à ce sujet en affirmant que le bailleur qui envisage de vendre son local commercial doit, préalablement à toute démarche (et en particulier avant la signature de toute promesse de vente), notifier au preneur une offre de vente (Cass. 3e civ. 28 juin 2018 n° 17-14.605)[2].
Dans son arrêt du 23 septembre 2021, la cour de cassation met opportunément fin à l’insécurité juridique suscitée par sa jurisprudence antérieure qui faisait peser un risque de nullité sur toutes les transactions (c’est-à-dire la majorité) ayant donné lieu à une promesse de vente sous condition suspensive de la purge du droit de préférence du locataire commercial. A noter que ce même arrêt confirme par ailleurs une solution désormais bien établie selon laquelle l’offre de vente adressée au locataire ne peut pas inclure dans le prix offert, les honoraires de négociation d’un agent immobilier, dès lors qu’aucun intermédiaire n’est nécessaire ou utile pour réaliser la vente qui résulte de l’effet de la loi.
En revanche, la Cour de cassation n’a pas encore pris position sur le point de savoir s’il est possible pour l’agent immobilier qui a permis d’aboutir à la conclusion d’une promesse de vente avec un tiers ultérieurement évincé par la préemption du locataire peut, ou non, faire peser la charge de ses honoraires sur le propriétaire bailleur.
2- Deuxième bouleversement (jurisprudentiel) : La décision de la Cour de cassation du 14 janvier 2016 (n°14-24681) consacrant l’illicéité dans son entier d’une clause d’indexation dont un aménagement fausse le jeu normal.
Le 14 janvier 2016, la troisième chambre civile de la Cour de cassation a dégagé un principe jurisprudentiel[3] selon lequel une clause d’indexation qui stipule que le loyer ne peut être révisé qu’à la hausse (clause dite « plancher ») fausse jeu normal de l’indexation et doit être regardée comme étant nulle (puis réputée non écrite[4]) dans son entier.
Autant dire que les locataires – même ceux qui sont d’ordinaire peu familiers aux pratiques de mauvaise foi – se sont, depuis, repus autant qu’ils ont pu de cette aubaine inespérée. Lorsqu’ils avaient la « chance » de disposer d’une clause d’indexation aménagée, même à la marge, de façon irrégulière, ils ont prétendu (et obtenu) que leur bail soit purement et simplement expurgé du mécanisme de l’indexation, c’est-à-dire :
– que leur loyer soit ramené à son montant facial initial (parfois très inférieur au loyer indexé qui leur était appelé),
– et que le montant de l’indexation dont ils s’étaient acquittés leur soit restitué dans la limite de 5 années d’antériorité (au-delà de laquelle leur créance de restitution se heurtait à la prescription de droit commun).
Cette invalidation totale des clauses d’indexation, sans aucune distinction quant à l’ampleur de la distorsion provoquée par leur aménagement irrégulier, était de nature à bouleverser l’équilibre initial du bail au regard de l’importance des conséquences économiques pour les bailleurs et de l’insécurité juridique résultant, au surplus, du caractère imprescriptible de l’action des locataires. Après avoir engagé un mouvement d’inflexion de sa position à partir de 2018, la cour de cassation a consacré dans un arrêt du 30 juin 2021 (n°19-23038) une approche définitivement beaucoup plus pragmatique des clauses d’indexation aménagées irrégulièrement en prescrivant, désormais, que seul l’aménagement irrégulier doit, s’il est divisible du reste de la clause[5], être réputé non écrit, afin de rétablir le jeu normal de l’indexation entre les parties (pour le passé, dans la limite de 5 ans d’antériorité, comme pour l’avenir).
3- Troisième bouleversement (factuel) : Incidence de la pandémie de covid-19 sur l’exigibilité des loyers des baux commerciaux
La crise sanitaire liée à la propagation de l’épidémie de Covid-19 a notamment conduit le gouvernement à imposer la fermeture administrative des commerces non essentiels dans le cadre d’un régime dérogatoire au droit commun (celui des ordonnances du 25 mars 2020 et de leurs suites) ambigu qui tout à la fois :
– a maintenu le principe de l’exigibilité de tous les loyers commerciaux, mais rien que les loyers commerciaux (les sanctions de toute nature du non-paiement étant quant à elles privées temporairement d’effet),
– a incité fiscalement les bailleurs à consentir de leur plein gré de substantiels abandons des loyers à leurs locataires.
Le régime dérogatoire spécifiquement instauré dans le cadre de la lutte contre l’épidémie n’apportant pas de solution définitive, la question qui agite doctrine et praticiens depuis l’origine est celle de savoir si l’exigibilité des loyers ayant couru pendant les périodes de fermeture imposées ne pourrait pas être contestée sur le terrain du droit commun des obligations en général (force majeure[6], imprévision[7], exception d’inexécution[8] entre autres) et du bail en particulier (notamment le manquement du bailleur à son obligation de délivrance[9] ou la perte de la chose louée).
Sur cette question vraiment essentielle, qui fait l’objet d’une jurisprudence majoritairement mais pas uniformément défavorable aux locataires, l’avis très attendu de la Cour de cassation annoncé pour le 5 octobre 2021 n’a finalement pas été rendu (les parties au litige ayant donné lieu à la saisine pour avis de la cour s’étant finalement désistées).
Même si elle n’a pas été rendue, cette décision nous semble mériter d’être mentionnée compte tenu de l’importance pratique qu’on en attendait et qu’elle n’aurait pas manqué d’avoir.
A défaut et dans l’attente de la position que la cour de cassation ne manquera de toute façon pas d’avoir à prendre sur le sujet, un récent jugement, très complet, du Tribunal judiciaire de Paris (TJ Paris 20 janvier 2022 n°20/06670) mérite d’être évoqué : Après avoir rappelé que la législation d’exception de 2020 n’a pas pour effet de dispenser le preneur de son obligation de payer les loyers ni d’en suspendre l’exigibilité, le Tribunal écarte chacun des moyens de défense invoqués par le preneur (exploitant une activité de boulangerie), assigné en paiement par son bailleur. Il écarte :
(i) le fondement de la bonne foi, le preneur n’ayant jamais tenté de renégocier avec son bailleur mais souhaitait lui imposer un abandon de loyer ;
(ii) l’exception d’inexécution, l’impossibilité d’exploiter n’étant pas imputable au bailleur mais aux décisions gouvernementales ;
(iii) le manquement à l’obligation de délivrance, l’impossibilité d’exploiter résulte de la nature de l’activité exercée et non de la chose louée elle-même, qui n’est détruite ni en totalité, ni en partie ;
(iv) la force majeure, celle-ci ne pouvant jamais être invoquée par le débiteur pour échapper à l’obligation de payer une somme d’argent.
[1] Le locataire de locaux à usage d’hôtel contestait la régularité de l’offre de vente qu’il avait reçue du propriétaire d’une part, au motif que le bailleur avait confié un mandat de vente à un agent immobilier, fait visiter le bien avant de lui adresser l’offre et signé une promesse de vente sous condition suspensive de purge de son droit de préférence 15 jours après la notification de l’offre et d’autre part, au motif que l’offre de vente indiquait le prix de vente mais aussi les frais d’agence.
[2] Certains ayant considéré que cette solution revenait à obliger le bailleur à adresser son offre de vente au locataire avant toute recherche d’acquéreur, visite, signature d’un mandat avec une agence immobilière, conclusion d’une promesse de vente, etc.
[3] Cass Civ 3e 15 février 2018 n°17-40.069 « la question posée tend en réalité à contester le principe jurisprudentiel suivant lequel est nulle une clause d’indexation qui exclut la réciprocité de la variation et stipule que le loyer ne peut être révisé qu’à la hausse ».
[4] Cass 3e civ 10 septembre 2020 n°19-17139.
[5] Ce qui n’est pas toujours évident à établir objectivement mais dans son rapport annuel 2018 la cour de cassation propose de caractériser la divisibilité d’une clause d’indexation par les trois conditions cumulatives suivante : (i) la possibilité d’isoler la stipulation illégale sans que la cohérence du reste de la clause soit atteinte, (ii) son caractère non essentiel à l’expression de la volonté des parties de soumettre le loyer à une indexation et (iii) le maintien de l’équilibre et la stabilité monétaire par son anéantissement.
[6] La force majeure ne s’applique pas à l’obligation de payer une somme d’argent (CA Paris, 3 février 2021 19/16222)
[7] Il ne peut être jugé en référé, compte tenu de l’existence de ces circonstances imprévisibles ainsi que des négociations engagées, que les loyers échus pendant cette période du troisième trimestre 2020 sont exigibles en intégralité (TJ Paris 21 janvier 2021 n°20/55750)
[8] Le bailleur n’est pas garant du trouble de jouissance résultant de la fermeture administrative du commerce du preneur ni de « la chalandise des lieux loués et la stabilité du cadre normatif, dans lequel s’exerce son activité » (TJ Paris, 25 février 2021, 18/02353)
[9] La Cour d’appel de Versailles (6 mai 2021 n°19/08848) écarte l’application de l’article 1722 du code civil. La Cour d’appel de Paris écarte tantôt son application (3 juin 2021 n°21/01679) tantôt la retient (12 mai 2021 n°20/17489) en retenant qu’« en raison de l’interdiction de recevoir du public le preneur a subi une perte partielle de la chose louée puisqu’il n’a pu ni jouir de la chose louée ni en user conformément à sa destination pendant les périodes de fermeture administrative, l’absence de toute faute du bailleur étant indifférente ».