Réflexions d'Experts
Patrick COLOMER, Expert judiciaire près de la Cour d’appel de Paris et agréé par la Cour de cassation, intervient dans le cadre de contentieux locatifs et d’indemnités d’éviction.
État du marché en période de crise sanitaire
La crise sanitaire a été brusque et violente. Le problème est qu’on ne connaît pas le mot fin. C’est un accélérateur des tendances antérieures. Il s’avère que le mètre carré relationnel se loue moins cher que le mètre carré transactionnel. Les secteurs qui fonctionnaient le mieux (la restauration et l’hôtellerie) ont été les plus impactés.
Aujourd’hui, on a un véritable problème qui réside dans la continuité de l’exploitation, ce qui implique de consentir des franchises de loyer pour permettre de passer la crise ; or il s’avère que le Code de commerce ne permet pas de consentir des franchises de loyer.
Les négociations sont intervenues en fonction de la qualité des bailleurs, or il s’avère qu’il faut raisonner en fonction du niveau du loyer par rapport à la valeur locative. Lorsque le loyer est supérieur à la valeur locative, bien évidemment il faut accompagner le locataire. Tel n’est pas le cas, quand vous avez un loyer qui s’avère inférieur à la valeur locative.
La problématique est de pouvoir baisser le loyer pour le réajuster à la valeur locative. En cours de bail, c’est très compliqué puisqu’il faut, soit une modification matérielle des facteurs locaux de commercialité ayant entraîné une variation de plus de 10 % de la valeur locative, soit une indexation avec une variation de plus de 25 %.
Il s’avère que le fait d’avoir des boutiques vides (ou des bureaux vides) constitue un élément matériel. Le problème c’est que, quand les boutiques sont vides, c’est trop tard ; c’est-à-dire que la vacance des boutiques alimente la baisse. La vacance, c’est une forme de cancer. Donc aujourd’hui, le Code de commerce ne permet pas – sauf à attendre qu’il y ait des boutiques vides dans la rue – de faire baisser les valeurs locatives.
Vous avez quand même une chance si vous êtes parisien, ce sont les pistes cyclables, puisque les pistes cyclables constituent un élément matériel. On retrouve la même tendance dans toutes les mairies écologistes, où les modifications de voirie vont rendre recevables les baisses de valeurs locatives.
Aujourd’hui, les commerçants sont sous perfusion de l’État avec les PGE et les différentes aides. En conséquence, les boutiques ne sont pas encore vides, elles sont uniquement à céder. Il va falloir attendre que les locataires – malheureusement – fassent faillite pour qu’il y ait des boutiques vides, ou qu’ils rendent les clés afin de rendre les baisses de loyers judiciairement recevables. La problématique est que le temps judiciaire n’est pas le temps des affaires, et aujourd’hui les locataires ne peuvent plus attendre. Donc il y a des discussions avec les bailleurs, sachant que les bailleurs doivent rendre la baisse uniquement temporaire puisque je vous rappelle que les murs sont valorisés par rapport au niveau du loyer et que rendre pérennes les baisses de loyers équivaut à baisser la valeur des murs.
Tout le monde sait qu’il y aura un rebond. Lors de la dernière crise en 2015-2016, suite aux attentats, on a constaté qu’il y avait eu une reprise très rapide des valeurs locatives dans Paris.
La baisse se constate, elle ne se déclare pas. Ça veut dire que nous, experts, nous devons attendre pour pouvoir quantifier la baisse. Attendre, ça veut dire quoi ? Ça veut dire attendre qu’il y ait des boutiques vides et qu’elles soient relouées.
Il est très pertinent de confronter l’offre et la demande, c’est-à-dire d’examiner le niveau des loyers proposés à la relocation. Il s’avère qu’en période de baisse, quand on vous propose une boutique à louer moins cher que le loyer antérieur, cela reflète l’état du marché.
Aujourd’hui, les bailleurs, pour masquer la baisse, ont réactivé la pratique du loyer facial. Un loyer facial, c’est quoi ? C’est un loyer qui n’est pas payé par un locataire. C’est ce qu’on appelle des mesures d’accompagnement. Dans ces mesures d’accompagnement, on a des mises à disposition anticipées, des franchises de loyer, des participations aux travaux, voire des plafonnements des charges.
Si on prend, par exemple, les bureaux : dans Paris, quartier central des affaires, les bureaux étaient loués 850 euros le mètre carré avec des réductions avec des franchises à hauteur de douze mois de loyer. Aujourd’hui, le loyer facial est passé de 850 euros à 800 euros, soit une baisse de 6 %. Mais les mesures d’accompagnement sont beaucoup plus importantes puisqu’on constate qu’on a jusqu’à 48 mois de franchise de loyer – bien évidemment, accompagné d’une période ferme –, c’est-à-dire que, par le loyer économique, on peut quantifier la baisse, et la baisse n’est pas de 6 % mais de 40 %.
Pourquoi cette pratique du loyer facial ? Parce que les foncières valorisent leurs murs à partir du loyer facial. C’est-à-dire qu’elles ne vont pas capitaliser le loyer économique, mais le loyer facial. Si vous capitalisez 850 euros à 3 et demi, vous arrivez à 22 000 euros ; vous déduisez les quatre années de loyer gratuit (offert), vous retombez autour de 19 000. Par contre, si vous capitalisez le loyer économique, là vous capitalisez un loyer qui est dégradé de 40 % et cela représente une baisse dans les mêmes proportions. Donc on constate qu’il faut impérativement retenir le loyer économique.
Quelle sera la valeur post-covid ?
La valeur post-covid sera dégradée puisqu’on constate une destruction de l’économie. Plus le tissu des boutiques sera atteint, plus les baisses seront importantes. Mais il faut savoir de quel immobilier on parle :
- On a l’immobilier de centre-ville,
- On a l’immobilier de périphérie,
- On a les centres commerciaux.
Tous ne fonctionnent pas de la même manière.
Aujourd’hui on constate une baisse très significative en centre-ville et en centres commerciaux ; par contre, les périphéries n’ont quasiment pas baissé, voire se sont maintenues. Cela est lié aux nouvelles tendances et au fait que les centres-villes sont de plus en plus difficilement accessibles. Donc on constate un report vers la périphérie.
Par ailleurs, les habitants quittent les centres-villes pour aller habiter en périphérie. Cela est dû au confinement ou ils veulent plus de mètres carrés à moins cher, ils passent plus de temps chez eux avec le télétravail et ils vont moins au bureau donc sont moins dans les transports ; et on constate une augmentation de tout ce qui se passe en périphérie.
Il ne faut pas pérenniser la baisse, donc cela implique de consentir des baux de courte durée, le temps de la crise. On constate qu’il y a de plus en plus de baux dérogatoires. Ce serait une erreur de relouer avec propriété commerciale au creux de la vague car cela pérenniserait les baisses et cela a un impact sur les valeurs vénales. Les valeurs vénales sont moins affectées que les valeurs locatives.
Aujourd’hui, les locaux sont difficiles à louer mais faciles à vendre. Cela s’explique par le fait que les taux d’intérêt sont bas, ce qui incite à emprunter, que l’argent n’est plus rémunéré et aussi par la création de masse monétaire, l’immobilier retrouvant sa valeur refuge.
Concernant les indemnités d’éviction, avant on était quasi-systématiquement en perte ; aujourd’hui, on constate que les fonds sont transférables, du fait qu’il y a beaucoup de boutiques vides ou à céder. Cela change complètement la donne pour les bailleurs et on constate qu’il y a de plus en plus d’indemnités d’éviction actuellement.
La valeur locative du Code de commerce est une valeur locative par comparaison, c’est une valeur locative qui regarde le passé. Procéder par comparaison ne tient pas compte de la crise sanitaire puisqu’on va retenir des locations qui ont été consenties avant cette crise sanitaire.
En conséquence, il convient de confronter l’offre et la demande, ce qui n’est pas suffisamment fait dans l’immobilier de commerce. Il est pertinent de regarder les boutiques à louer quand elles sont proposées à un prix moins cher que les locations antérieures ; cela permet de quantifier la baisse.